
Né à Breslau, en Allemagne, en 1815, Adolph von Menzel est un peintre autodidacte. Il rencontre le succès avec une série de grands tableaux consacrés à la vie de Frédéric le Grand dans un style proche du Biedermeier (style réaliste, volontiers idéalisant, qui se répand en Allemagne et en Autriche au XIXe siècle). Progressivement, il va délaisser ce genre pour chercher une nouvelle inspiration dans la vie réelle.

C’est à ces recherches sur le réalisme que se rapporte la toile de Berlin, Le laminoir.
Ce n’est pas la première fois que le peintre s’intéresse au monde industriel. En effet, il a déjà représenté des ouvriers sur une affiche commémorative pour la firme Heckmann en 1869.

Le choix du sujet reflète également la révolution industrielle allemande, assez tardive, mais qui s’accélère au lendemain de la guerre franco-prussienne de 1870, grâce notamment aux indemnités de guerre payée par la France.
Lorsqu’il décide de peindre un grand tableau consacré au travail en usine, Menzel se rend en Silésie pour visiter la fonderie Königshütte, d’où il ramène de nombreux dessins (études de machines, d’outils autant que des postures des ouvriers) qui lui serviront à reproduire le plus fidèlement possible la réalité.
Le tableau représente l’intérieur d’une fonderie avec ses nombreux ouvriers au travail. L’atmosphère y est sombre et enfumée d’où une gamme réduite de couleurs allant du marron au noir profond. Les seules touches de lumière et de couleur (jaune et rouge) sont apportées par les forges et le métal en fusion. Il n’y aucune vue sur l’extérieur. La scène est découpée en trois parties verticales : au centre, le laminoir et un groupe d’hommes en plein effort ; à gauche, un homme qui avance vers le spectateur avec un chariot tandis qu’un groupe derrière lui, est occupé à se laver ; un droite un autre groupe fait une pause pour déjeuner. Horizontalement, le tableau est séparé en deux bandes : en bas, une masse confuse d’hommes au travail et, en haut, l’univers des machines, câbles et tuyaux divers.

Malgré un apparent fouillis, le tableau est construit sur une série de verticales et d’horizontales qui forment une sorte de trame, qui n’est interrompue que par une série de cercles (grande roue au fond, roues des diverses machines et chariots, mouvement arrondi des gestes des ouvriers devant le laminoir…). Les quelques lignes de fuite visibles (diagonale passant par le laminoir ou l’homme au chariot) sont bloquées par le chaos et la fumée. On ne voit jamais leur terme.

Cette trame évoque les barreaux d’une prison et l’enfermement des personnages dans un univers sombre et étouffant. La répétition du motif de la roue suggère, quant à elle, le mouvement rotatif et mécanique auquel sont soumis les ouvriers, qui deviennent eux-mêmes des machines. La répartition en trois parties (travail, repos, déjeuner) prend un caractère cyclique : les hommes y sont enfermés dans un éternel recommencement.
S’il porte un regard très réaliste sur les conditions de travail des ouvriers, Menzel leur prête également une certaine grandeur. Le format de la toile, très grand, est habituellement réservé au genre noble de la peinture d’Histoire et, rarement, à la représentation du monde industriel. Le découpage en trois évoque un cycle mais rappelle aussi les triptyques religieux, ce qui confère une certaine noblesse au travail ouvrier. Dans son titre même (Cyclopes modernes), Menzel fait référence à l’Antiquité. Certains des cyclopes étaient, en effet, les forgerons qui assistaient Vulcain. Menzel suggère au spectateur que les ouvriers sont les héros antiques du monde moderne.
A la fin du XIXe siècle, le travail dans les usines est assez peu représenté par les peintres. Quelques artistes, pourtant, se sont penchés sur le sujet, notamment sur le travail de la forge. Wright of Derby, d’abord, au XVIIIe siècle, s’intéresse, en homme des Lumières, à la révolution industrielle anglaise et à ses progrès techniques. Mais comme il reste peintre avant tout, il est surtout fasciné par les jeux de lumière. Plus tard, Théodore Chassériau reprendra le sujet dans une aquarelle de 1836. Ignace-François Bonhommé sera réellement le premier peintre français à donner une vision réaliste de la métamorphose industrielle. Fernand Cormon, enfin, donne, lui, une vision très héroïque, du travail en usine, avec un jeu de lumière oblique qui donne à sa forge des airs de cathédrale.




Loin de la seule image documentaire, Adolph von Menzel donne une dignité au travail harassant des ouvriers du XIXe siècle qui deviennent, pour lui, les héros de l’industrialisation. Pour autant, le peintre est très loin d’idéaliser leurs conditions de travail et, par sa retranscription minutieuse de l’univers étouffant et déshumanisant de la forge, il constate la violence d’un capitalisme naissant. Pour ma part, je ne peux m’empêcher, en voyant les nombreuses roues et le travail mécanique des hommes, de penser à l’image de Charlie Chaplin pris dans les engrenages de la machine, dans « Les Temps modernes ».
Et vous, qu’en pensez-vous ?
