
Johann Heinrich Füssli naît à Zurich, en Suisse, en 1741, dans une famille d’artistes. Malgré des inclinations précoces pour les disciplines artistiques, il fait des études classiques dans le but de devenir pasteur et il est ordonné en 1761. En 1764, il arrive à Londres, ayant dû fuir la Suisse pour avoir dénoncé les malversations d’un magistrat zurichois. Il s’oriente alors vers le dessin et la peinture et se forme en autodidacte, vite encouragé par Joshua Reynolds, alors président de la Royal Academy. Dans les années 1770, il se rend longuement en Italie où il sera impressionné autant par l’art antique que par Michel-Ange et le Maniérisme.
C’est un artiste érudit et éclectique qui développe un style très personnel, qui s’éloigne des règles académiques.

Dans ce rare autoportrait, le peintre se livre à un exercice d’introspection. Il traduit une forme d’inquiétude et de mélancolie en insistant sur le regard, aux orbites creusées, le grand front soucieux et le menton posé dans le creux des mains. Il a pu être influencé par son ami, Johann Caspar Lavater, inventeur de la physiognomie, pseudoscience qui met en rapport les traits du visage et les traits de caractère.
Füssli est un grand amateur de littérature (Homère, Dante, John Milton etc…) et il aime particulièrement le théâtre de Shakespeare. A son arrivée à Londres il fréquente très régulièrement les spectacles de théâtre et il découvre les nouveaux effets de mise en scène de l’époque (jeux de lumière, costumes, expressions des passions…) qui ont rapidement un effet sur sa peinture.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Macbeth devient l’une des pièces de Shakespeare les plus populaires et les plus jouées. Cet épisode est tiré de l’acte V, dans lequel Lady Macbeth, après avoir convaincu son mari d’assassiner le roi et hantée par le remords, a une crise de somnambulisme, sous les yeux de son médecin et de sa servante. C’est une figure monumentale qui occupe presque toute la hauteur de la toile. L’éclairage violent est inspiré des éclairages de théâtre et met en valeur le visage du personnage, aux yeux exorbités. Le grand geste du bras accentue aussi l’effet dramatique.


Pour rendre l’émotion d’Hamlet face au fantôme de son père, Füssli nous plonge dans un décor imprécis, sobre, avec peu d’indications sur l’espace qu’occupent les personnages. L’atmosphère est baignée d’une lumière nébuleuse. L’artiste joue sur le contraste entre les formes : position raide du fantôme face à un Hamlet en déséquilibre, avec un pied levé. La figure d’Hamlet est construite sur des diagonales qui se croisent, ce qui accentue sa position instable. Le visage effrayé, aux cheveux dressés est inspiré d’un célèbre acteur contemporain, David Garrick. Ce dernier était connu pour ses performances très expressives. On sait qu’il disposait d’un mécanisme qui lui permettait de faire hérisser les cheveux de sa perruque.


Là encore Füssli tire son sujet de Shakespeare en représentant les trois sorcières de Macbeth. Il se concentre sur les visages, au caractère androgyne et inquiétant. Les figures sont alignées en frise à la manière d’un bas-relief antique. Füssli a été très marqué par la sculpture antique mais aussi par Michel-Ange (ici le côté très « masculin » des sorcières peut renvoyer aux figures de sybilles de la chapelle Sixtine).

Füssli n’est pas seulement un grand amateur de Shakespeare. Il s’intéresse également aux mythes antiques (notamment Homère) et aux légendes nordiques, à une époque où la littérature scandinave est encore assez méconnue. Dans une moindre mesure, il peint des récits tirés de la Bible, sujets qu’il connaît bien en tant qu’ancien pasteur. Il les traite toujours de façon originale en les tirant vers un univers fantastique.

Achille, endormi, essaie d’attraper l’esprit de son ami Patrocle, mort pendant la guerre de Troie. On retrouve une composition en frise. Les corps très musculeux rappellent Michel-Ange. La scène est traitée comme une scène de théâtre, notamment avec ce rocher à gauche qui évoque un rideau de scène.

La scène est tirée de la mythologie nordique, dont Siegfried est un héros légendaire et Alberich, un sorcier. Le traitement des corps et leurs postures m’a fait penser à un tableau de Rosso, peintre maniériste que Füssli avait admiré lors de son voyage en Italie.


Là encore le sujet vient de la mythologie nordique. Thor, le dieu du tonnerre lutte contre un serpent mythique. Dans cette composition en contre-plongée, le corps du dieu est traité comme s’il s’agissait d’une sculpture de marbre. Ce tableau a été le morceau de réception du peintre à la Royal Academy.

Ce sujet, extrait de la Bible, n’est pas fréquemment représenté. Le peintre tire le motif vers le fantastique en évacuant tout décor, paysage ou symbole religieux trop présent. La grande figure toute de blanc vêtue pourrait aussi bien être le rêve d’un dormeur anonyme prostré à ses pieds.
Mais Füssli n’est pas qu’un illustrateur de textes littéraires. Il se créé un univers propre, fait de créatures hybrides, de monstres, d’atmosphères fantastiques et surnaturelles. Il est fasciné par tout ce qui touche au rêve et à l’inconscient.

Cet exemplaire est l’une des multiples versions qui ont suivi le « Cauchemar » présenté en 1781, qui fait alors scandale tout en assurant la renommée du peintre. La signification du tableau n’est toujours pas arrêtée. Une jeune femme est endormie et un incube est assis sur son ventre. Est-ce son rêve, son cauchemar, son fantasme, celui du spectateur ? L’hypothèse du cauchemar est privilégiée à cause de la tête de cheval qui constitue un jeu de mots en anglais : nightmare, le cauchemar et night mare, la jument nocturne. Il existe indéniablement une composante érotique : l’incube (pour rappel , un démon qui abuse sexuellement des femmes) qui contraste avec la robe blanche, symbole de pureté ou la position de la dormeuse, plus proche de l’orgasme que d’une nuit tranquille…

Cette autre version du cauchemar montre plutôt la frontière entre le rêve et la réalité. Les jeunes femmes se réveillent alors que le monstre s’enfuit par la fenêtre. L’allusion érotique est encore bien présente avec la tête penchée en extase et la main soulignant la poitrine dénudée d’une des figures.

Avec cette œuvre illustrant un passage du Paradis perdu de Milton, le peintre nous plonge dans l’univers dérangeant de la sorcellerie et de l’horreur. La sorcière de la nuit vient interrompre une sorcière qui s’apprête à sacrifier un bébé.

Ce jeune homme endormi, dont le corps tient dans un demi-cercle rappelle le saint Jean peint la même année.
Füssli est un grand illustrateur de la littérature qu’il met en valeur en s’inspirant autant de ses influences italiennes que de la mise en scène théâtrale de son temps. Et c’est aussi et surtout le peintre des visions, des apparitions et autres sorcelleries. C’est une sorte de contrepoint à l’esprit des Lumières qui a traversé tout son siècle et un annonciateur des préoccupations des artistes romantiques.
A voir au musée Jacquemart André, Füssli, entre rêve et fantastique, tous les jours jusqu’au 23 janvier 2023