Au commencement était Narcisse. Narcisse, dont l’histoire est racontée dans les Métamorphoses d’Ovide. Narcisse, cet éphèbe à la beauté exceptionnelle, qui s’est penché au-dessus de l’eau d’une source, parfait miroir, et qui est tombé amoureux de son propre reflet au point de se laisser mourir de désespoir. Ce miroir d’eau, et par extension tous les miroirs, sont devenus, à partir de la Renaissance l’emblème de la peinture. Leon Battista Alberti, dans son De Pictura, fait d’ailleurs de Narcisse l’inventeur de la peinture.
Alors faisons un petit tour d’horizon des différentes utilisations du miroir. Il va sans dire que mon propos est totalement subjectif et, tout, sauf exhaustif, tant le sujet est vaste. Il nous emmènera parfois vers d’autres supports que la peinture.
D’abord, certains peintres se sont, évidemment, servis du mythe de Narcisse pour représenter la surface réfléchissante de l’eau comme un miroir. C’est le cas de Caravage :

Dans ce tableau, dont l’attribution à Caravage fait débat, le jeune homme est penché au-dessus de l’eau dans une composition qui forme un cercle avec son double. Il modernise le mythe en habillant le personnage avec des vêtements contemporains.
On retrouve le thème chez le peintre anglais, Waterhouse, proche du style des Préraphaélites.

Ou encore, complètement métamorphosé, si l’on peut dire, par Dali :

Chez Dali, le reflet de Narcisse n’est plus seulement dans l’eau, mais aussi dans la main sculptée du premier plan.
Mais revenons à l’objet « miroir », On le trouve dans les portraits, et même plus précisément, dans les autoportraits. En effet, sans miroir, pas d’autoportrait. L’artiste a besoin du miroir pour pouvoir fixer ses traits sur la toile. Le dispositif nous est d’ailleurs dévoilé par le peintre Johannes Gumpp.

Le peintre autrichien Gumpp, de dos, se regarde dans un miroir octogonal, pour pouvoir peindre sur le chevalet, placé à sa droite.
Cette forme d’autoportrait démultiplié se retrouve chez Savoldo :

Le peintre se représente en armure dans un espace où deux grands miroirs reflètent son image sous des angles différents.
Ou chez Norman Rockwell qui reprend le dispositif de Gumpp pour une couverture du Saturday Evening Post.

Même sans ces dispositifs complexes, les artistes se servent volontiers du miroir pour leurs autoportraits. Ainsi chez le jeune Parmesan, Vuillard ou Escher :

A 21 ans, Parmesan démontre toute sa virtuosité technique en se représentant dans une pièce déformée par l’utilisation d’un miroir convexe.

Dans cette image de l’artiste vieillissant, le reflet devient aussi flou que les images qui entourent le miroir.

MC. Escher se reflète dans une boule qui déforme l’espace, dans le même esprit que Parmesan.
Le procédé est utilisé aussi par les photographes.

Le portrait de l’artiste peut également se glisser de manière indirecte. Le reflet dans le miroir devient un élément visible, comme par inadvertance.
Marguerite Gérard, assise à son chevalet, se reflète dans le miroir sphérique au pied de la jeune fille.


Même si le photographe semble être vu par accident, il reste au centre de l’image.
L’utilisation du miroir est aussi un excellent moyen d’introduire une troisième dimension dans la peinture. Il permet au spectateur de voir des espaces qui lui seraient cachés sinon.


Le miroir convexe n’est pas seulement un morceau de bravoure de la part de Van Eyck, mais c’est aussi une manière de reconstituer l’espace des personnages dans son intégralité. Dans le miroir, nous voyons les époux Arnolfini, de dos, ainsi que le décor de la pièce, légèrement déformé par la convexité du miroir, et aussi une porte entrouverte par laquelle entrent deux hommes, dont l’un est probablement le peintre lui-même. Il est à la recherche d’un espace total.

Au premier plan sur la table, à droite, le miroir convexe reflète ce qui se passe dans la rue par la porte ouverte de la boutique.
Ce procédé jalonne toute l’histoire de la peinture, chez les grands artistes, comme chez les peintres moins connus.

Velasquez place un miroir rectangulaire sur le mur du fond dans lequel se reflètent les visages des souverains, probablement en train de poser pour lui.




Comme Boucher avant lui, Maurice Lobre joue avec le miroir pour sublimer les boiseries du château de Versailles, qu’il a passé sa vie à peindre


Tout en déformant la réalité, l’artiste crée un nouveau paysage.

L’artiste américain recouvre sa maison de miroirs qui composent des paysages toujours changeants.
Le miroir peut servir à mettre en lumière un élément essentiel de l’image :

C’est grâce au miroir du rétroviseur que le spectateur comprend pourquoi les personnages se retrouvent ensemble.

Reprenant l’idée du rétroviseur, le photographe y capte son sujet principal.
Parfois, le miroir ne montre pas la réalité que l’on attend. Il peut, par exemple, montrer l’avenir :

Les deux modèles, vieillissants, voient les reflets de leurs visages transformés en têtes de mort. Ce qui constitue aussi une Vanité, c’est-à-dire une allégorie du passage du temps, de la mort et da la futilité des activités humaines.

Dans cette scène de vaudeville où Vulcain, subjugué par la beauté de sa femme, n’entend pas le chien japper et dévoiler l’amant caché sous la table, le miroir nous montre le moment qui va suivre. En effet, si Vulcain aborde ici le lit de Vénus en mettant un genou sur le matelas, le miroir le montre complètement agenouillé sur le lit.
Le miroir peut montrer une réalité floue ou déformée :

Vénus réfléchit à sa beauté, que reflète le miroir. Mais son visage nous échappe, car il est flou. Mais qui peut prétendre avoir vu le visage de l’amour ?

Normalement la présence du miroir permet de voir le modèle sous deux angles différents, mais Degas décide de ne donner qu’une image allusive du visage. C’est au spectateur de projeter une image.

Ici le visage reflété dans le miroir, même s’il est scindé en deux, est plus réaliste que le portrait du modèle auquel le peintre applique des distorsions. Si on unit les deux moitiés reflétées, on obtient un portrait assez naturaliste de Georges Dyer. Ce qui intéresse Bacon, ce ne sont pas les apparences mais ce qui se cache à l’intérieur de ses modèles. Le reflet coupé en deux évoque peut-être la double nature du caractère de Dyer
Le miroir peut aussi nous entrainer vers une autre réalité, un monde décalé ou magique :

Le miroir, posé au premier plan sur un piédestal, devrait nous réfléchir l’image du peintre. Sans logique apparente, il nous montre le buste d’une femme comme si, le spectateur, était assimilé à une cinquième femme-arbre.

Alors que les objets (tel le livre d’Edgar Poe posé sur la cheminée) se reflètent parfaitement dans le miroir, le reflet du personnage est totalement irréaliste.

Les contes se sont emparés de l’image du miroir magique, comme en atteste l’illustrateur suédois Tengrenn dans ce dessin qui servit d’études préparatoires à Walt Disney pour son célèbre dessin animé.
Le miroir est aussi très régulièrement utilisé comme un emblème allégorique. Nous l’avons déjà abordé avec Furtenagel ; le miroir est souvent rattaché aux allégories de la Vanité. Fragile par sa matière, il renvoie à la fragilité de la vie, au caractère éphémère de la beauté.

Panneau central d’un petit polyptyque évoquant la Vanité terrestre et la Rédemption céleste, cette jeune fille au miroir symbolise autant la vanité que la luxure.

La belle jeune femme qui voit la mort se refléter dans son miroir symbolise tout à la fois la Vanité, la fragilité de la beauté et le temps qui passe.

Accompagnant le miroir, on trouve les autres symboles de la Vanité que sont le crâne et la chandelle. Ce type de sujet est très proche des « Madeleines repentantes » où l’on retrouve souvent les symboles de la Vanité.

Dans cette image de Madeleine avant sa conversion, le miroir rectangulaire semble faire partie intégrante de la jeune femme et il ne reflète qu’elle.

Après sa conversion, le miroir ne reflète plus que le crâne…
Paradoxalement, le miroir est aussi l’attribut de la Prudence, car il permet de regarder en arrière.


Par extension, le miroir apparaît dans certaines représentations de philosophes, évoquant le « Regarde en toi-même… » de Marc-Aurèle.

Le miroir est enfin le symbole de la vue dans la représentation des cinq sens.

Le miroir introduit l’idée que la vue est un sens trompeur.
Pour terminer en beauté notre tour d’horizon, le miroir se retrouve dans de nombreuses représentations de femmes à leur toilette. C’est qu’il a un grand pouvoir érotique : vision sous plusieurs angles, mise en valeur du corps et de la parure de la femme. En témoigne, là encore, un grand nombre d’œuvres à travers les siècles :










Voilà, nous avons pu nous rendre compte de l’importance du miroir dans les arts visuels. Il a fasciné les artistes au cours des siècles, peut-être aussi parce qu’il se rapproche de la toile du peintre en étant à la fois une surface et une profondeur. La seule chose que la peinture ne peut pas, c’est le traverser… Laissons cela à d’autres…

Et vous, qu’en pensez-vous ?
Quelle superbe chronique ! Bravo et merci !
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Merci à vous de me lire !
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Superbissime !
Autant les tableaux choisis (et les modèles!!!) autant le plan et la concision de l’exposé
Bravo et merci
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Merci à vous pour votre gentil commentaire
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